A l’hôpital Henri-Mondor de Créteil, dans le Val-de-Marne, un petit groupe d’ex-membres des troupes d’élites a apporté un précieux renfort aux soignants confrontés à la pandémie de coronavirus. Rencontre avec ces volontaires habitués aux situations extrêmes.

 

 

Covid
Les anciens des forces spéciales
reprennent du service

 

« Renfort appui sanitaire, groupe d’assistance commando », indique l’affichette collée sur la porte d’un couloir d’hôpital. Derrière, dans un réduit, des hommes tatoués se changent. Pas un gramme de graisse. Pas de bavardages inutiles. Ces anciens des troupes d’élites -forces spéciales, « services spéciaux », Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN)- se préparent.

Ils ont été de toutes les dernières opérations militaires, ont protégé les plus hautes personnalités, sillonné le monde dans des conditions extrêmes. Cette fois-ci, ni attaque terroriste, ni forcené, ni opération héliportée en vue, mais une autre forme de guerre. Sur le front du Covid-19, à l’hôpital Henri-Mondor, en banlieue parisienne, ils ont accompli les tâches les plus ingrates. « Agir dans l’urgence dans des zones hostiles en situation dégradée, c’est notre métier » disent-ils en choeur. Un petit commando de copains soudés par les épreuves qu’un seul mot résume : servir.

Olivier tire un brancard, aidé par Bruno, à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil, le 7 mai. Alvaro Canovas / Paris Match

 

Bruno, un brun trapu de 53 ans a le bras gauche pris dans une attelle noire, souvenir d’une mission qui a mal tourné. Il a fait la « Yougoslavie », une foule «d’opérations non conventionnelles» sur lesquelles il ne peut s’étendre, des libérations d’otages compliquées avec à l’autre bout du fil un président de la République ou un ministre qui en attend, dans l’angoisse, l’issue. Touché à bout portant en 2007, Bruno a été déclaré mort, avant d’être ramené à la vie. Il y a laissé le bras et la main gauche, celle qu’il utilisait pour écrire, se nourrir et tirer. De nombreuses opérations chirurgicales, des heures de rééducation chaque jour pour dresser le muscle de son épaule, sans le claquer, à faire marcher sa main afin de pouvoir tout recommencer. Le GIGN, le saut en parachute et même le base jump, sport extrême. Bruno y est arrivé. Au mental. Quand le Covid-19 a ravagé le pays, ce jeune retraité militaire reconverti dans la gestion de crise a aussitôt cherché à se rendre utile. Avec sa « bande », il a contacté les associations, surfé sur Internet. Sans succès. De guerre lasse, ils ont appelé les hôpitaux parisiens. « On nous a dit :  » Demandez à la direction. » On a envoyé un mail à Martin Hirsch, directeur général de l’AP-HP :  » Monsieur, on est une petite équipe un peu atypique. On voulait savoir si vous aviez besoin d’un coup de main. » Un quart d’heure plus tard, Hirsch répondait « banco ».

Début avril, le commando débarque à Mondor, « projeté en appui au corps médical », expliquent-ils. Autour de Bruno, Eric, le copain de toujours rencontré par moins 20 degrés il y a 20 ans, en haute montage alors qu’ils testaient du matériel destiné aux forces spéciales. Eric n’est pas son prénom, c’était l’un de ses pseudos du temps où il officiait pour les « services spéciaux ». Si Bruno est le feu, cet amateur de randonnées en solitaire est l’eau. Quand, début avril, son ami l’appelle pour lui parler de l’opération à Mondor, Eric vient de gravir, de nuit, le Piton des neiges, le point culminant de l’ile de La Réunion, après trois jours de marche en autonomie. Plus d’avions de ligne pour retourner en métropole. Qu’à cela ne tienne, cet habitué des missions clandestines se « débrouille » pour rentrer. Trente minutes après avoir posé son sac dans un hôtel proche, il est à pied d’œuvre. Stéphane, un ancien des commandos marine que Bruno a formé à la haute montagne au GIGN, est là. Olivier aussi, une demie douzaine d’années dans les forces spéciales, spécialité démineur parachutiste, avec qui Bruno a monté il y a trois ans une association, le « GAC », « groupe d’assistance commando ». Ces deux-là se sont connus lors d’une mission confidentielle auprès de l’une des princesses de Monaco. Gérard Chaput, médecin militaire retraité, spécialiste du trauma, quelques missions secrètes lui aussi au compteur, à la tête du réseau « sentinelles de la nation » est en soutien. Depuis le début de la crise, il arme psychologiquement bénévoles et soignants : « Nous les aidons à faire face à leurs émotions et à digérer le vécu. Il y a des risques de contagion émotionnelle très forte. Le Covid-19 nous a fait reprendre conscience de la finitude humaine. » Fred, chef d’entreprise, réserviste et fan de plongée, complète l’effectif.

 

A l’hôpital Henri-Mondor, le 7 mai. Les membres du « commando » se péparent : Bruno, torse-nu; Olivier, de dos; Élian en t-shirt et Stéphane, masqué. © Alvaro Canovas / Paris Match

A leur arrivée à Mondor, la situation est critique. « Le corps médical était submergé, dit Bruno. On a immédiatement posé un garrot.  Le commando commence par définir sa « zone d’intervention », cherchant « l’endroit le plus dégradé, où la charge émotionnelle est la plus forte et où les risques d’infection du virus sont élevés », se souvient Olivier. Très vite elle est circonscrite entre les services de « Réa », de « Radiologie » et la morgue. Ces hommes, ayant connu le feu, la perte d’un camarade, les blessures, l’âpreté des déserts africains ou des montagnes afghanes, se mettent alors à sillonner les couloirs de Mondor en « conduisant » des brancards, murmurant des mots d’apaisement à ceux qui pouvaient les entendre et fixant les visages dans l’espoir de ne pas les retrouver à la morgue. La morgue. Ici, on la surnomme le « Rémi », en souvenir de son premier responsable, pour éviter d’en mentionner le nom devant patients et familles. Eux qui pourtant connaissent si bien l’odeur de la mort, eux qui l’ont tant côtoyé, ne sont pas revenus indemnes de ce voyage. Même Bruno qui l’a croisé si souvent, depuis si longtemps -sa soeur et lui, encore enfants, ont survécu à l’accident de voiture qui a tué ses parents. Au « Rémi », ils ont rencontré « l’innommable, la pièce qui n’existe pas, où l’on côtoie ce que l’on cache, le royaume des morts… », dixit Olivier, ancien d’Afghanistan, expert en bombes artisanales meurtrières.

« Voir la très grande humanité du personnel, leur gentillesse, les voir s’excuser auprès d’un corps d’un mouvement un peu brusque, m’a aidé à faire mon deuil »

C’est là qu’ils ont livré, désarmés, leur guerre. Ils ont patiemment appris à accueillir les corps « non covid » : les mettre au «frigo», recoudre la bouche, rendre à la personne figure humaine en l’habillant, la rasant, la maquillant, la coiffant, puis la disposer avec soin dans son cercueil en respectant ses rites religieux, avant de la présenter à la famille. La task force s’est aussi occupée des autres, ceux pour lesquels, contagiosité oblige, rien ou presque n’est prévu. Peut-être le plus dur. Pas d’habillage, pas de présentation, pas de toilette rituelle mais une mise en bière immédiate, un cercueil fermé devant lequel seuls six proches sont autorisés à se recueillir trente minutes le jour « du départ ». « Des bâches qu’on met dans un cercueil et voilà », énonce Olivier. Jour après jour, ils ont accompagné le défilé de ces corps sans vie. « Un matin, en arrivant, onze nous attendaient, se souvient Samuel, le responsable du  » Rémi « , et dans la journée on en a reçu encore cinq ou six. » Aux côtés de Samuel et des trois opérateurs qui « gèrent » en moyenne 1300 décès chaque année, ils ont appris à adoucir cette cadence infernale et lutté pour ne pas se transformer en machine mortuaire. « Dès mon premier jour, j’ai vu les personnels parler aux morts, dit Eric, l’ancien espion : « Madame, on va vous habiller. » Ça m’a touché au plus profond de moi, ce respect auquel je ne m’attendais pas. » Au « Rémi », le mot « cadavre » n’est jamais prononcé et les vivants ont des égards pour ces morts dont ils sont les derniers à s’occuper. Bruno et sa bande n’ont jamais baissé la garde, y compris quand la mort a fait irruption dans leur propre famille. Mi-avril, Olivier était au « Rémi » quand il a appris le décès de sa grand-mère, puis, quelques heures plus tard celui de son père, tous deux emportés par le Covid-19. « Voir la très grande humanité du personnel, leur gentillesse, les voir s’excuser auprès d’un corps d’un mouvement un peu brusque, m’a aidé à faire mon deuil », confie ce soldat d’élite.

A la tête du lit, devant le scanner, Olivier est penché sur un patient. A droite, Bruno. Au bout du lit, Thierry, qui travaille à l’hôpital et au milieu, Elian. © Alvaro Canovas / Paris Match

En même temps qu’ils ne comptaient plus leurs heures, ils ont cherché des appuis, fait venir d’autres bénévoles. Gérard a trouvé des spécialistes du shiatsu pour soulager les tensions des soignants et des aidants ; des cuisinières ont apporté des gâteaux; Brice, le patron de l’association « résilience citoyenne » a ramené d’autres citoyens brancarder jusqu’au  « Rémi » : d’anciens militaires, des réservistes, mais aussi des chefs d’entreprise, des femmes au foyer, des ingénieurs, des étudiants… et même Nora, une avocate qui a bataillé pour donner un statut et parfois un salaire à tous ces bras. « Cela n’aurait pas marché sans eux », assure Jean-Michel, responsable du service de radiologie. « Ils nous ont permis de nous concentrer sur l’essentiel », affirme Christine, cadre supérieur en « réa ». « ls nous ont aidé à faire face », dit Samuel au nom du « Rémi ». A l’hôpital Mondor, une armée de bons samaritains en civil s’est levée.

Quelques photos-souvenirs des volontaires de l’hôpital Mondor en action. De g. à dr. et de h. en b. : Olivier avec son arme, Bruno lors d’un saut et Stéphane, en tenue du GIGN. © DR

Bruno et sa troupe viennent de décrocher. A Mondor, l’hôpital a repris une vie presque « normale ». Ils emportent, ancrées en eux, des images. Des voix. Des regards. Des souvenirs éprouvants. Il y a cette femme, la cinquantaine, qu’Eric a d’abord croisé consciente, certain qu’elle « allait s’en sortir », puis entubée en réanimation et qu’il a vu, quelques jours plus tard, dans un sac à la morgue. Il y a ce jeune de 22 ans tout juste décédé dans un accident de la route qu’il a fallu vêtir avec les habits apportés par sa mère. Il y a cette famille d’une vingtaine de personnes arrivées en ordre dispersé désirant tous voir une proche décédée du Covid-19, et qu’il faut contenir, apaiser et convaincre d’accepter que seuls le mari et l’aîné des enfants puissent entrer la saluer une dernière fois. Ils partent avec le sentiment du devoir accompli et déjà une prochaine mission en tête : « Ce virus est peut-être annonciateur d’autres crises, pas uniquement sanitaire, s’inquiète Olivier. Il faudra être capable de projeter en soutien une réserve de volontaires là où cela sera nécessaire. Ici, nous avons validé le concept. Il faut maintenant le pérenniser. » Une façon de décliner au-delà de leurs vies passées, cette devise du GIGN chère à Bruno : « S’engager pour la vie ».

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